Cully Jazz - Interview de David Enhco & Marc Perrenoud, duo “Chet”

Cully Jazz - Interview de David Enhco & Marc Perrenoud, duo “Chet”

Quelques instants après les dernières notes de leur concert intimiste au Temple du Cully Jazz Festival, nous avons eu la chance de pouvoir rencontrer le trompettiste français David Enhco et le pianiste suisse Marc Perrenoud. Ils nous ont accueilli avec humour et sensibilité, poursuivant l’énergie et la complicité exprimées lors de leur concert.

Festivals
13 avril 2024

Marc et David, merci beaucoup pour votre magnifique concert tout à l’heure ! C’était la première fois que vous veniez au Cully Jazz Festival?

Marc : On était déjà venu avec David en 2019, mais on était en quintette, on jouait à 5 musiciens sur scène. Et maintenant on aime bien faire cette petite blague, on dit « oh bah finalement on préfère être à 2 ! » (rires) Mais ce n’est pas vrai parce que c’était un super groupe ! J’ai aussi joué quelques fois en trio dans ce beau festival.

Durant le concert, vous nous avez confiés que vous vous connaissiez depuis longtemps et que vous êtes amis, mais vous ne nous avez pas raconté comment vous vous êtes rencontrés…

David : Dans un club échangiste à Paris… (rires) Non, la vraie version c’est que Marc a superbe festival de musique à Genève qui s’appelle les Athénéennes, et qu’il m’a invité il y a presque 10 ans à venir y jouer… et c'est comme ça qu’on s’est rencontrés. On s’est très très bien entendus et on a eu envie de faire de la musique ensemble. Et donc voilà, ça fait maintenant 10 ans qu’on joue beaucoup ensemble, et avec beaucoup de plaisir.

Si vous deviez décrire votre musique en 3 mots, lesquels seraient-ils?

David : Improvisée.

Marc : J’ai envie de dire “sur le fil” mais c’est déjà 3 mots… Couple, amitié, jeu. J’ai envie de garder le jeu parce que en duo on est toujours obligés de jouer c’est-à-dire on se suit, on se provoque, pour qu’il y ait des choses qui se passent, parce que c’est une formule qui nécessite quelques rebondissements, l'amitié évidemment, et puis une forme de prise de risque, parce que à deux vous êtes toujours un petit peu nus, c’est ça qui donne un peu la couleur d’un duo.

Quand on vous regarde, quand on vous écoute, il est difficile de percevoir ce qui est improvisé de ce qui ne l’est pas, autant dans votre musique que dans vos mots lorsque vous vous adressez au public…

Marc : Alors (rires) les interventions orales entre les morceaux sont improvisées. Je dirais que 95% de la musique est improvisée. C’est comme des thèmes et variations : vous avez un chablon, vous avez une partition assez sommaire, et vous allez essayer de la développer, d’improviser dessus. Alors il y a évidemment des versions qui se ressemblent… Mais en fait, en réalité, chaque fois qu’il y a un concert, ce sont des versions des pièces qui sont différentes. C’est, je dirais, l’ADN du jazz au sens large. Parce que souvent les gens me posent la question : “c’est quoi le jazz ?” C’est une musique improvisée ! C’est-à-dire qu’on ne sait pas ce qui va se passer, et on va essayer de créer quelque chose, sur le moment.

Le concert de ce soir “a dressé un portrait de la légende du jazz qu’est Chet Baker”. Pourquoi est-ce que lui, sa musique et sa vie vous inspirent?

David: Ce qui m’a donné envie d’aller dans cette direction émotionnelle, de lyrisme, de jeu, c’est son son. Le son qu’il avait à la trompette quand il jouait, c’est un son qui se rapproche énormément d’une voix humaine, qui est extrêmement douce, qui est sans artifice. Et j’adore ça depuis mon enfance. Après sa vie personnelle, elle n'est pas très inspirante, parce qu’il a eu une vie terrible faite de drogue, de prison, d’aller-retours entre l’Europe et les Etats-Unis. Ça peut donner une orientation à la musique qu’on compose, un peu comme si on illustration un fragment de sa vie… Mais quand on est sur scène, ce qu’on retient surtout, c’est l’émotion qu’il dégageait quand il jouait de la musique. Cette façon d’aller à l'essentiel, de ne pas essayer de frimer avec ce qu’on sait faire sur notre instrument, mais plutôt juste de toucher les gens avec quelque chose de simple. Et en fait paradoxalement c’est quelque chose de difficile de jouer simple. Il faut que ça soit profond sans être déprimant, il faut que ce soit joyeux sans être absurde, il faut toujours trouver le bon équilibre entre les différentes émotions qu’on veut faire passer aux gens en jouant.

Lorsque vous vous adressiez au public, dans vos explicatifs de morceaux, vous plaisantiez beaucoup sur les compositions de David, vous vous taquiniez…

Marc : Le duo, l’essence-même du duo, existe aussi à travers ça. C'est-à-dire qu'on se taquine sur scène comme cela, mais on se taquine aussi quand on joue. Vous pouvez l’entendre de différentes manières: on va essayer de s’accompagner, on va essayer de se provoquer un peu, on va essayer de susciter des réactions chez l’autre pour qu'on puisse alimenter notre discours. Parce que si on reste dans une formule où “j’accompagne” la trompette, 1h40 c’est un peu long ! Donc on essaie de créer du relief, des rebondissements. Cela se ressent probablement dans la musique, mais aussi quand on s’envoie des petites piques comme ça !

Par rapport à la sensibilité que Chet Baker exprimait en jouant, que vous évoquiez tout à l’heure… Est-ce que vous trouvez que le monde d’aujourd’hui manque de sensibilité?

David : Absolument. C’est une bonne question. C’est vrai qu’on est dans un monde qui est très dur, où on est au courant de tout très rapidement, où tout le monde a un avis sur tout, même les gens qui ne sont pas informés ont toujours un avis sur tout. Et donc c’est un monde qui est dur, je pense, pour beaucoup de gens. Le moment du concert, c’est un moment où justement on met tout ça entre parenthèses. Il y a une sorte de petit univers qui se crée, entre les gens qui sont sur scène et les gens qui sont dans le public, qui doit être un peu un ailleurs. Moi c’est comme cela que je l’envisage. Le moment du concert, c’est un moment qui est suspendu, qui s’échappe un peu de la réalité, qui s’en inspire, mais qui n’est pas directement relié à la vie normale.

Marc : Je trouve que c’est une très bonne question, une assez belle question aussi. C’est vrai que les thèmes qu’on a joués ont bientôt un siècle. On parle toujours du romantisme du XIXème, du post-romantisme, mais le XXème siècle aussi a, à quelque part quand on le regarde depuis 2024, quelque chose d’assez naïf. Et c'est souvent dans la naïveté que la beauté, que l’amour, ou que le romantisme arrivent à s’exprimer. Force est de constater qu’aujourd’hui, je pense que c’est assez difficile d’en trouver. Je pense aussi que pour les jeunes générations, c’est probablement assez difficile de trouver, je dirais, de la poésie au sens large entre les humains. Et c’est peut-être aussi pour cela qu’on voit beaucoup de mouvements sociaux assez forts et assez intenses qui apparaissent. Peut-être sont-ils là pour devoir définir quelque chose, ou pour se protéger au contraire d’une agression un peu permanente ? Je n’en ai pas la réponse. Mais par contre, il est vrai que le fait d’exprimer une forme de fragilité, notamment par rapport à ses sentiments, ou au rapport avec l’autre, ce n'est pas toujours facile aujourd’hui j’imagine.

Merci beaucoup pour cette très belle dernière réponse, aussi belle que vos mélodies partagées durant votre concert ! Merci pour tout l’interview accordée, nous nous réjouissons déjà de vous écouter lors de vos prochains projets !

Flavia Mizel & Théodore Allègre

© Fréquence Banane - 2024
Revenir au direct